Lire, écouter Pascal Bruckner, c’est marquer un temps de pause dans la frénésie du monde, c’est prendre un peu de recul, c’est se positionner comme lui, légèrement de côté. Interroger ce philosophe et écrivain, c’est aussi souligner la nécessité de prendre de la distance afin de répondre ou de poser les questions sur l’art…

Françoise : Existe t-il une responsabilité du philosophe et si oui, laquelle ?

Pascal Bruckner : Le philosophe a une responsabilité dans ses écrits, il peut transmettre des idées fausses, il doit donc accepter qu’elles soient réfutées par d’autres. Etre responsable, c’est s’engager dans une possibilité d’une erreur que l’on communique et que d’autres ont essayé de contredire. Le personnage qui est mort aujourd’hui, c’est celui du prophète. Quand la philosophie dégénère en prophétie, c’est là quelle devient irresponsable. La responsabilité de la philosophie c’est l’art de reposer les bonnes questions, de redéfinir le débat, autant que dans celui de tenter d’apporter les bonnes réponses…

Françoise. : Vous avez prononcé le mot art…

 P. B.  : Le philosophe est irresponsable dès qu’il pose des dogmes et qu’il ne se soumet pas à l’argumentation. Dans une société démocratique l’argument d’autorité a disparu, il a été remplacé par le débat avec les autres. Il faut garder une position de suspicion vis-à-vis de son propre discours, respecter les opinions adverses. L’intellectuel lui, intervient sur tous les sujets, la Tchétchénie, l’euro etc.

F. : Ce qui m’a mis en éveil dans votre dernier livre « Misère de la postérité » et permis d’établir une relation entre le philosophe et l’art, c’est cette idée de se situer «  à côté » des choses, en marge par rapport à la spirale du progrès matérialiste de notre société…

 P.B. : J’oppose cette notion à l’attitude du rebelle. Le rebelle, c’est celui qui veut affronter de plein fouet le système, alors que l’affronter c’est toujours le servir, car finalement il vous reprend, il vous récupère et tout ce que vous dites contre lui finit par l’alimenter. Je propose l’attitude du déserteur, qui se tient à côté, qui ne se soucie pas de détruire un pouvoir, mais qui essaie d ‘agir hors du champ du pouvoir. On peut appliquer cela à l’artiste, mais c’est plutôt dans son regard qu’il est à côté, que dans ses positions, il porte sur le monde un œil neuf, un œil qui n’est pas embarrassé par toute les stéréotypes, en tous cas c’est ce à quoi il vise. Il y a bien sûr des artistes stéréotypés et l’anticonformisme n’est jamais qu’un stéréotype comme les autres.

F. : Quel est votre point de vue sur l’art contemporain ?

P.B. : J’ai un double rapport de méfiance, je sens l’arnaque, le discours théorique délirant, tout un aspect relève de la fantaisie, mais par ailleurs il y a des tas de créateurs qui me passionnent et en même temps sur l’art contemporain lui-même je pose un point d’interrogation.

F. : Pourquoi ?

P.B. : Tout cela m’a l’air de procéder plus d’un concept que d’une véritable capacité inventivé. Comme si on était dans l’épuisement des post avant-gardes. L’art est souvent récupéré par la publicité, il y a une convergence de tous les arts dans le publicitaire. Ainsi beaucoup de musées, sont plus beaux aujourd’hui que les œuvres dont ils disposent ! Ils ressemblent à des boutiques, il y a là une sorte de confusion, publicité, art, musées, boutiques.

F. :  Quels sont vos goûts artistiques personnels ?

P.B. : J’adore l’art surréaliste et l’hyperréalisme, mais je sais que cela ne suffit pas…

F. : Pourquoi avez-vous ce sentiment de culpabilité ? L’art est encore une terre de liberté…

P.B. : Oui, dans ce domaine, il n’y a pas de dictature du présent…Pour moi, l’art contemporain ce sont les œuvres que j’aime…C’est un tableau du 18ème ou du 20ème, ce n’est pas forcément ce que je vois sous mes yeux aujourd’hui. C’est la même chose en littérature. La littérature n’est pas uniquement ce que l’on lira à la rentrée de septembre. Il faut rendre ses droits à l’inactuel…Ma perception est donc à la fois indulgente et anecdotique. Parfois j’ai des coups de foudre pour des œuvres nouvelles. Mais assister au processus de création, c’est assister aussi à l’accumulation des déchets. Il y a énormément de peintres et de romanciers qui vont disparaître. Nous avons été élevés dans l’idée que le génie était maudit, donc tout ce qui se faisait était entouré d’une sorte de révérence, comme si à tous moments un nouveau Picasso voyait le jour. Notre attitude n’est plus du tout celle des hommes d’il y a un siècle qui avaient des des goûts très définis, qui jugeaient et condamnaient. Nous avons peur de rater le petit maître qui va grandir, et donc on s’extasie systématiquement sur le nouveau et on n’ose plus dire, c’est nul…

F. : C’est le ‘politiquement correct » !

P.B. : Oui, « l’artistiquement correct » !

F. :  Si on n’aime pas l’art contemporain on est décrété réactionnaire ou suspect… Aujourd’hui on peut constater qu’il y a une crise du sens dans l’art, le penseur doit donc se mettre en retrait pour être visionnaire. L’artiste peut-il être un médium ?

P.B. : Pour les grands artistes, certainement. Par leur vision du monde qui s’incarne, mais on a la plupart du temps le sentiment assez pénible du « déjà vu », on n’a pas la sensation de l’original, mais plutôt de copie de copies, c’est l’effet de production de masse probablement. Des centaines d’artistes font la même chose avec des variations infinies, du coup ils vulgarisent un procédé inventé par quelqu’un dont on a oublié le nom et cela dilue la révélation et produit un effet de supermarché. Le plus grand constat est que l’art se rapproche de plus en plus de la marchandise et le choc devient plus rare. La copie dévore l’original.

F. : Dans son rôle de visionnaire, l’artiste et le philosophe se rejoignent-ils quelque part ?

P.B.. : Les matériaux changent, mais l’intuition est la même, par inspiration, l’artiste crée un univers dont le romancier se rapprocherait plus que le penseur.

F. : Le thème de la beauté et de la séduction vous a beaucoup préoccupé, comme dans votre roman « les voleurs de beauté ». Pour vous, y a t-il une beauté, une harmonie?

P. B.  : Il faut opposer la beauté physique à l’esthétisme. L’une est plus fragile, plus éphémère, alors que le tableau perdure. Mais par ailleurs, une bonne œuvre n’est pas toujours belle. IL peut y avoir une œuvre forte et très « laide », elle peut être choquante. Tout art moderne est un défi à la Beauté à l’Harmonie. C’est un art en mouvement qui accompagne notre société, la notion d’équilibre qui existait dans l’art classique a disparu, il est partagé entre la subversion et le reflet du monde. On peut trouver très beau une peinture dont le sujet est effrayant, comme chez Bacon par exemple, seul l’artiste peut transcender la charogne.

F. : « Quelque chose » échappe à l’immédiat…

P.B. : L’art ressemble trop souvent à l’époque, on reste dans le sériel, mais en même temps le chef-d’œuvre a toujours été rare, rétrospectivement on s’en rend compte. La difficulté aujourd’hui est à la fois de garder un esprit ouvert et un esprit critique : ouvert pour ne pas rester son temps, critique pour ne pas le subir et tomber dans le snobisme de l’extase systématique. On est sans cesse tiraillé entre le sarcasme et la lâcheté, mais je ne sais pas si on peut juger une société uniquement sur la qualité de son art, il y a tant de problèmes…

F. :  L’idée est peut-être de stimuler l’art par le sens ?

P.B. : Nous sommes oui peut-être à l’aube d’un nouveau style, à la recherche d’une forme nouvelle. L’art pourrait se renouveler aussi à partir des technologies contemporaines. Mais il y a un autre fait : l’art actuel concerne très peu de gens aujourd‘hui, seulement les acheteurs, les galeristes, une élite…

F. :  Est-ce un problème de notre temps ou simplement un manque de distance ?

P.B. : Plutôt un manque de distance, il faut l’espérer. Il est important de différencier le choc émotif et le choc de la surprise de la mode et de le situer « côté » des choses ne suffit pas, encore faut-il avoir du talent ! La pathologie contemporaine consiste à préférer la théorie sur la peinture à la peinture elle-même, la théorie du roman à l’œuvre. C’est l’héritage des années soixante-dix, c’est le piège à gogos qui conduit à une théorisation extrême comme dans la musique contemporaine.

F. :  Il suffirait pour se faire une idée équilibrée d’accorder sa confiance à l’émotion, d’être touchés ?

P.B. : Oui, soyons touché !

F. :  Seriez-vous tenté par l’écriture d’un traité d’esthétisme ?

P.B. : Non, je ne suis pas compétent en la matière, j’en reste à la beauté physique !

F. : Nous manquons de références nouvelles en terme de pensées artistiques, se pencher sur le sujet du sensible peut être urgent ?

 P.B. : Je m’y penche tout de suite !

Même si Pascal Bruckner reprend sa position favorite de recul en souriant et retourne à ses pensées de philosophe, cette aparté en pays d’art souligne les liens riches et indispensables possibles entre l’esprit et l’art, avec comme dénominateurs communs, le sensible et l’émotion et surtout cette attitude ni rebelle ni rebelle comme la meilleure place face au feu ou face à l’amour : trop près on brûle, trop loin on est glacé…

Merci Monsieur le philosophe.

Univers des Arts.

A lire de Pascal Bruckner : Misère de la prospérité : la religion marchande et ses ennemis aux Editions Grasset.

 

 

 

 

 

 

 

 

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