L’art de Sempé : un paradis pavé de «multiples intentions »
S’il existe une attitude «Olympienne», il faut maintenant ajouter à notre vocabulaire, celle de «Sempéienne». En effet, rencontrer J.J. Sempé, c’est approcher une certaine manière de vivre et de regarder le monde. Sans cesse en état d’éveil, il laisse transparaître, à son insu, une élégance mêlée à une timidité attachante. Il se dessine derrière son regard curieux, mobile, des éclats d’intelligence et de gentillesse vraie. Ses gestes précisent sa pensée et soulignent son sentiment d’être un passant un peu dépassé dans ce monde de bruits et de fureurs…
Une inquiétude persistante l’a maintenu éloigné des pièges de cette «satisfaction», redoutable ennemi des créateurs. Il doute; de lui, de sa technique, de sa capacité de réussir encore un dessin… Il semble parcourir sa vie en filigrane, à l’image du trait vibrant et sensible de ses dessins. Il suggère, frôle, respire, hume la réalité des choses et des gens, comme s’il s’excusait de ne pouvoir s’empêcher d’y voir la dérision et l’humour. Car avant tout, c’est ce penchant naturel qui le dépeint le mieux : cette capacité à saisir l’infime détail essentiel qui fait basculer toutes les situations, dans la tendresse des faiblesses si humaines. Son œuvre est une respiration, un souffle d’air pur nécessaire, plus encore, vital. Peut-on imaginer, en effet, nos vies, nos lectures, sans un dessin ou une pensée de Sempé ?… Ah, vous voyez!
Dans Paris où il aime se promener sans fin, on pense souvent à lui, on remarque ça et là des détails, des attitudes qui nous rappellent un de ses dessin ou une légende et la magie opère… C’est le propre des créateurs de nous faire mieux regarder les choses. Le regard vif de Sempé ravive le nôtre avec une délicatesse silencieuse et espiègle, sans heurt, sans colère, sans dureté, juste avec la distance nécessaire…
Un après-midi ensoleillé, j’ai rendez-vous avec ce poète, au jardin du Luxembourg, bien sûr… Il m’accueille d’un grand signe de la main…
Je commence aussitôt à le questionner, je sais qu’il risque de s’échapper a tout moment!
Françoise : Qu’elles sont vos préférences en Art ?
Sempé : J’aime découvrir les choses qui me plaisent au hasard, je me laisse guider par l’émotion. Je n’aime pas particulièrement les grandes manifestations. A mon arrivée à Paris, j’étais jeune, je suis tombé sur un Raoul Dufy et un Fernand Léger, je m’en souviens encore aujourd’hui. J’aime les petites galeries. Un jour, par la vitrine de l’une d’elles, j’ai vu un Marquet, des maisons et des toits de Paris, et cela a été une vraie surprise ! J’aime une grande
quantité de gens, aussi ai-je du mal à fixer ma préférence.
F. : Achetez-vous de temps en temps des œuvres d’art ?
S. : Les choses que j’adore en peinture sont tellement chères que même en travaillant trois vies, je ne pourrai pas me les offrir, en revanche, j’ai acheté beaucoup de dessins .
F. : Quels sont vos sentiments à propos de l’art dit contemporain ou avant-gardiste, comme les tendances du Palais de Tokyo, par exemple ?
S. : Je n’ai pas trop d’idées là-dessus, je suis un peu rétrograde. Je rêve qu’une petite galerie va découvrir un peintre, mais je ne sais plus si c’est encore possible ! Dès l’âge de 16 ans, je me considérais déjà complètement largué; je me sentais en décalage et cela n’a fait que se confirmer au fil du temps. J’avais une certaine lucidité quand j’étais jeune!
F. : Pensez-vous qu’il y a un goût en Art ?
S. : Il y à surtout une culture personnelle…je crois que l’on parle trop… c’est ce dont je me méfie beaucoup, car je me laisse facilement convaincre (et d’ailleurs j’en suis convaincu !) que je suis très en retard. Qu’on me le dise ne me dérange pas, mais je préfère découvrir les choses peu a peu, si tant est que j’en sois capable ! Si j’avais vu «les demoiselles d’Avignon», de ce brave Mr Picasso en son temps, rien ne peut me prouver jamais que j’aurais été ébloui, comme tout le monde est ébloui maintenant!
F. : Vous m’avez demandé un jour si je rêvais…
S. : C’est une maladie chez moi
F. : Une belle maladie !
S. : Je ne pense pas que cela soit une névrose, plutôt un penchant qui ne me facilite pas la vie en société!
F. : Cela facilite peut-être la vie en création ?…
S. : Peut-être…
F. : C’est votre talent de savoir vous évader, et de transmettre la poésie recueillie lors de cette évasion… Vous êtes «monté», à la capitale, de Bordeaux ?
S. : C’était mon rêve…
F. : Avez-vous été dans des écoles de dessin ?
S. : Non. En général, quand je dis la vérité on ne me croit pas. Très jeune j’ai cherché du travail dans n’importe quoi et n’en ai pas trouvé. Alors j’ai essayé quelque chose avec un crayon et un papier et je me suis obstiné. J’ai eu de la chance, ou de la malchance, ou de la chance de ne pas trouver de travail, et j’ai continué à dessiner par nécessité, pour payer ma chambre d’hôtel
F. : Comme quoi la nécessité peut créer une destinée !
S. : Cela serait prétentieux de dire que cela m’a réussi, en restant modeste, bien sûr ! Vous savez, quand on reste enfermé chez soi à dessiner on ne se rend pas compte que l’on est autre chose que cette personne derrière sa table à dessiner… En train d’essayer de faire quelque chose, avec beaucoup de difficultés, on n’en est pas conscient. Je viens de terminer un livre, et maintenant, je suis très angoissé, car je me dis qu’il faut que je continue, pire que ça: suis-je capable de continuer ce en quoi je suis très ordinaire…
F. : La remise en question fait avancer…
S. : Je ne sais pas trop ce que cela veut dire…J’ai des moments d’inconscience!
F. : Vous travaillez de mémoire, sans documents ?
S. : Oui. Même pour un sous-marin, un costume Louis XV…
F. : Vous attaquez un costume Louis XV de mémoire !
S. : Oui, mais je fais n’importe quoi!
F. : Vous aimez beaucoup les vélos !
S. : Je n’en fais plus depuis les fameux couloirs, j’ai trop peur, je ne peux plus me faufiler, ni m’échapper…
F. : Mais vous les observez toujours…
S. : Ah oui. J’ai demandé un jour à un grand physicien, prix Nobel, de m’expliquer comment on tient en équilibre sur un vélo, il a réfléchi et il m’a dit «c’est très compliqué» alors je lui ai dit «tu vois ! Si quand je te demande quelque chose de très simple, c’est très compliqué, comment veux-tu que je m’évertue à essayer de comprendre la fameuse théorie d’Einstein! Que je ne comprendrai jamais… Mais c’est une fascination pour moi l’équilibre…
F. : Et pourtant vos observations sont si justes, comme par exemple, cette jeune femme à vélo qui retient sa robe qui vole, avec sa main…
S. : Je ne l’ai pas vue en fait, enfin je l’ai vue sans la voir. Quand on dessine les choses, on se rend compte que l’on se met à les regarder…je me souviens de cette phrase d’un auteur qui était épinglée dans l’atelier de mon ami Savignac: «contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas l’oeil qui guide la main, mais la main qui guide l’œil». C’est la main qui va vous obliger à regarder les choses. Si vous regardez attentivement mes dessins, vous verrez que c’est bourré d’erreurs… notamment, j’ai fait un livre sur les musiciens et beaucoup d’amis musiciens m’ont fait remarquer que j’avais fait des fautes sur les instruments et particulièrement les anches des saxophones, que je faisais systématiquement à l’envers. Maintenant si je veux en refaire une, je regarde sur mes anciens dessins pour faire le contraire!
F. : Vous ne prenez jamais de croquis sur le vif ?
S. : Non, jamais. Le seul croquis que je n’ai jamais pris c’est pour un panneau d’interdiction de stationner. Je ne savais plus si la bande allait de haut en bas, partait de la gauche ou de la droite.
F. : Vous cherchez avant tout à retranscrire ce qui vous touche.
S. : Oui, c’est essentiellement émotionnel.
F. : Vous avez besoin de la tranquillité de votre appartement pour travailler ?
S. : Je suis d’un tempérament très actif, et pour dessiner il faut rester chez soi, ce qui est très désagréable.
F. : Le sentiment extérieur peut parfois primer sur l’état créatif…Votre manière d’opérer vous maintient en harmonie avec ce qui vous entoure…
S. : J’aimerais bien!
F. : Vous ne négligez pas les bons moments à vivre…
S. : Parfois je suis obligé de m’en priver pour travailler! Je me méfie beaucoup de moi, je sais que quand je sors, il m’est difficile de rentrer!
F. : Être artiste, c’est aussi se mettre en état de participer à tout ce qui se présente à soi…
S. : Toutes les théories s’affrontent, je ne sais pas vraiment, je ne me pose pas beaucoup la question…
F. : Pour rester en état créatif il faut rester ouvert à ce qui se passe dans la réalité ?
S. : Ouvert oui. Mais aussi fermé à beaucoup de choses.
F : Il faut donc une certaine discipline…
S : Je dirai une fuite. Car pour moi la discipline, philosophiquement parlant, est aussi une façon de fuir…
F. : Il faut tenter de rester en équilibre, c’est une manière de vivre,
S. : Chacun à sa manière, les musiciens agissent différemment, j’aurai préféré être musicien!
F. : Êtes-vous amateur de jazz?
S. : Pas seulement; de toutes sortes de musiques.
F. : Vous écoutez de la musique en dessinant ?
S. : Pas toujours, j’en écoutais beaucoup, maintenant j’ai de plus en plus besoin de silence… Le calme est de plus en plus difficile à trouver…
F. : Vous préférez travailler dans le calme ?
S. : Si je suis honnête, je vous dirai que je ne sais pas. Un jour j’aime le silence, un autre j’ai besoin d’animation, un jour je vis en retrait et puis je décide qu’il faut que je me mélange à l’existence, je ne sais jamais très bien…
F. : C’est peut-être bien de ne pas savoir…
S. : Je ne sais pas si c’est bien de ne pas savoir mais je sais que je ne saurai jamais très bien!
F. : Dans un article, vous avez dit: «Je ne suis pas Michel-Ange, j’ai besoin d’encouragements !»
S. : Oui, mais peut-être que Michel-Ange en avait besoin aussi!
F. : J’ai trouvé cette affirmation très sage car à votre niveau de carrière vous pourriez avoir une certaine tranquillité d’esprit, ce qui n’est pas votre cas.
S. : Vous savez, tout peut s’arrêter très rapidement! Je crois qu’il faut avoir atteint un niveau…On va dire enviable de bêtise, pour
s’imaginer que l’on est quelqu’un ou quelque chose…
F. : Certaines personnes pourraient en prendre de la graine !
S. : Quand on est un humoriste, c’est difficile de se sentir arrivé quelque part. Certaines personnes manquent peut-être particulièrement d’humour.
F. : Quand on capte l’humour dans la vie, il faut aussi l’avoir par rapport à soi-même.
S. : Oui, ce qui n’arrange pas toujours les choses! Mais c’est préférable…
F. : Fréquentez-vous le monde des artistes ?
S. : Non. Je ne vois pas beaucoup de monde, chaque fois que j’ai une décision de cette sorte à prendre, la première idée qui me vient à l’esprit c’est: «Ecoute ! Il vaudrait mieux que tu travailles!». C’est comme cela pour tout ce qui me tente : une ballade, un match de foot; il m’arrive aussi de rester chez moi et de ne rien faire !
F. : Un fond de culpabilité ?
S. : Oui, sans doute, je le sais, mais je n’en suis pas conscient je travaille énormément, pour un résultat qui m’accable. Quand pour mon exposition, j’ai vu tous les dessins que cela représentait, je me suis dit : «tant de travail pour faire un livre !» Alors, je suis affolé car comment faire pour en réussir un autre ?
F. : L’avis de vos confrères est-il important ?
S. : Il n’y a plus beaucoup de dessinateurs humoristes, je regrette beaucoup cette époque, ils m’avaient accueilli si gentiment, je les aimais beaucoup. Les dessinateurs de presse se font rares aujourd’hui, c’est dommage. J’avais quelques copains américains mais ils meurent aussi, cela commence à m’agacer…
F. : Vous menez en parallèle une carrière outre-Atlantique. Vous avez fait de nombreux dessins pour le «New Yorker», journal estimable et estimé, dont de nombreuses couvertures…
(alors, brusquement arrive le moment redouté)…
S. : Vous n’allez pas m’en vouloir, mais j’ai un rendez-vous, je vous avais prévenue, on se revoit bientôt… (sourires, au revoir…)
Et me voilà témoin de ce qu’il vient de m’avouer. Il file! Je me retrouve un peu bête sur ma chaise du jardin du Luxembourg à voir des «petits Sempéiens» partout, frustrée de n’avoir pas pu savourer encore un peu cet échange où la profondeur d’esprit s’ajoute à une malice, douce, subtile… Pour compenser mon insatisfaction, je m’offre un thé à la buvette. Le serveur me demande «et avec votre thé, que prendrez-vous?» Et je m’entends répondre en souriant: «un nuage de Sempé s’il vous plaît!» Pour ce sourire, et pour votre talent, merci beaucoup… Merci monsieur…Vos «multiples intentions» nous vont droit au cœur.
Le livre: «Multiples intentions» de Sempé est paru aux éditions Denoël, (prix: 33,50 €).
Article paru dans “Univers des Arts”