Christian Bobin : « La poésie est une douceur violente… »

Christian Bobin : « La poésie est une douceur violente… »

Au cœur d’un bois, dans la discrétion protectrice de la nature, Christian Bobin écrit face aux champs, face au spectacle des saisons qu’il contemple en écoutant leurs murmures et leurs bruissements invisibles. Il entretient avec la vie une relation intime et parvient à capter ses secrets et ses trésors dans un échange privilégié et complice.Cette connivence l’inspire et se faufile en douce dans ses livres. En respirant le souffle subtil des choses simples, vivantes, il se fait leur confident. En poète, il ouvre son regard intérieur, se place au-delà des apparences, devient voyant, et nous raconte ses visions avec des mots qui percent la cécité de notre esprit, nous dévoilant ainsi la lumière du monde.Sa présence bienveillante favorise un échange franc nourri de sa profondeur de pensée et scandée de ses chaleureux éclats de rires. Sa solitude désirée ne l’a jamais coupé des relations humaines, bien au contraire, mais seulement éloigné de l’agitation inutile du monde

F. : Quelles ont été vos premières émotions artistique
Christian Bobin : Un de mes premiers éblouissements, c’est celui de Sanson François jouant le concerto de Ravel pour main gauche. Il y a quelque chose dans l’obscurité grondante de cette musique, qui vient de très loin, sans doute de bien plus loin que Ravel et de l’interprète et qui arrive à l’heure exacte au rendez-vous, chez moi au Creusot, à l’instant où l’adolescent que je suis écoute pour la première fois cette musique. Elle donne du cœur, du courage et c’est ce que l’on peut attendre de meilleur d’une musique. Elle creuse une pensée sur la vie, elle donne à entendre quelque chose qui touche, non pas à l’esthétique, mais à la vie. Dans ce sens, je dirais que l’esthétique n’est rien, qu’elle n’existe pas. Ce qui existe c’est la manière dont un être humain transmet la densité de sa propre expérience de vie à un autre. Cette fraternité-là, c’est la substance de l’art.

F. : L’être humain est donc un véhicule capable de recueillir et d’exprimer une créativité potentielle, déjà présente…
 C.B. : Il est possible que la plus grande partie de cette vie soit invisible et que nous ayons à en devenir des transmetteurs, mais la plupart du temps nous y faisons obstacle. Tournés vers nous-même nous devenons opaques, nous offrons une résistance à quelque chose qui demande juste à passer à travers nous pour aller plus loin et cette vertu d’effacement, avant de la trouver un peu plus tard chez ce que l’on appelle aussi improprement les « saints », je l’ai trouvé chez certains artistes, peintres, écrivains ou musiciens.

F. : Les artistes ont donc le rôle de révéler le monde invisible…Quand vous écrivez, vous avez une complicité privilégiée et très particulière avec les choses visibles, vous avez la capacité d’en dégager l’esprit…
C.B. : Je serais assez enclin à penser que nous sommes tous doués de cette sensibilité-là, mais qu’il est nécessaire que l’on soit réveillé. La vie en société se fait d’autant plus facilement qu’on y est comme absent, c’est une vie de somnambule. On fait d’autant mieux les choses sociales que l’on ne les pense pas, elles se pensent et agissent à notre place et en notre nom. On ne peut naître que de l’effacement et du retrait au monde. Pour cela il suffit parfois d’entendre parler d’autre chose que de ce que l’on vous montre comme nécessaire, inévitable et fatal. Une parole d’un livre d’André d’Hôtel, l’étrangeté d’une peinture de Georges de la Tour, ou d’autres, comme « Le Philosophe » de Rembrandt, qui est comme une fève de lumière dans un gâteau d’ombre, nous racontent autre chose que celles qui ont cours, marchandes et obligées.                 Au fond, un tableau, une musique ou un livre est tout à coup devant nous comme une porte battante que l’on vient de pousser : on a le temps d’entrevoir des bribes furtives avant que cela se referme, pas plus. On n’est pas certain de ce que l’on a vu, on aurait du mal à en rendre compte, mais on ne peut pas en douter, car cela a fait venir un courant d’air, un rafraîchissement soudain dans la pièce, et l’on constate qu’il y a infiniment plus de lumière que tout ce que l’on nous a raconté. Nous venons de l’entrevoir par la porte d’un tableau, par le silence entre deux notes de musique ou par la fenêtre grande ouverte d’un livre ou d’une seule phrase, comme celle d’André d’Hôtel que j’aime beaucoup : « J’entendis soudain une porte claquer au fond du ciel » .

F. :  Vous portez une grande attention au réel…
C.B. :Le paradis, c’est le présent, ce qui nous fait face. Voir cela s’apprend. C’est la vie qui vous taille et vous découpe les yeux avec son petit marteau de sculpteur et ce sont les épreuves qui vous apprennent à voir. Il faut payer pour voir. J’aime beaucoup « La petite châtelaine » de Camille Claudel, il se passe beaucoup de choses dans ses yeux, on peut penser en la voyant qu’elle est l’image parfaite de ce à quoi nous pouvons aspirer. Et si nous laissons la vie faire son travail elle nous donnera ce visage-là, à la fois espérant, presque méfiant, crédule et malgré tout, ouvert. C’est la vie qui est le sculpteur, et nous qui sommes la matière brute Voilà, après un grand détour, je viens de répondre à votre première question. Il n’y a pas d’artiste, c’est la vie qui est le seul artiste et c’est nous qui sommes ses matériaux plus au moins dociles ou réfractaires

F. : Pourtant vous avez une manière particulière de nous transmettre votre vision, et c’est ce regard unique qui fait votre personnalité et votre talent, en sachant vous mettre en harmonie avec ce que vous percevez…et parvenez à transmettre…
C.B. : J’aimerais offrir à la vie la matière la plus docile à sa volonté. C’est comme les galets au bord de l’eau, ils sont de tailles différentes, ils ont en commun d’avoir été usé par la mer, mais certains galets sont plus purs que les autres et cela c’est inexplicable…

F. :  Vous aimez parfois visiter des expositions ?
C.B. : Je suis très embarrassé avec la notion d’art et d’artiste. Est-ce que Jean Sébastien Bach est un artiste ? Sa musique est essentiellement obsessionnelle, son angoisse est si puissante qu’il a inventé génialement une réponse méthodique à cette angoisse, il a fait venir toutes les armées célestes pour y faire face, il faut supposer que le combat est sans fin car sa musique est sans fin, elle est extrêmement apaisante, mais si je pense à lui comme un artiste, ce mot va écraser tout le sentiment que j’en ai. Je pense que chacun fait ce qu’il peut et que le substrat premier c’est l’angoisse, c’est la crainte, le sentiment d’abandon, le sentiment enfantin de devoir traverser un couloir la nuit est partagé par tout le monde, dans tous les pays, depuis toujours. Et ce que l’on appelle l’art, c’est juste une réponse, une manière de siffler dans le noir pour que le cœur ne se décroche pas dans la poitrine, pour que la peur ne vous envahisse pas trop. C’est cela que j’entends dans Jean-Sébastien Bach, mais c’est aussi cela que je peux ressentir devant la surnaturelle joie des papiers découpés de Matisse. Cette œuvre s’arrache à quelque chose de ténébreux. Parfois la lutte est gagnée. Matisse est un des rares soldats de cette guerre-là que chacun mène avec sa propre mélancolie, avec son propre sentiment d’abandon et de détresse, un des rares qui a gagné la bataille que chacun mène avec sa vie…

F. : Il a retrouvé son regard émerveillé d’enfant, vers la fin de sa vie…
C.B : Alors que la maladie lui avait beaucoup pris et que dehors c’était la guerre mondiale, il a gagné la guerre spirituelle qui est bien plus longue et insistante que l’autre. Jean-Sébastien Bach a aussi fait cette percée dans l’ennemie….

F. : Certains poètes vous ont-ils inspiré plus que d’autres ?
C.B. :Deux hommes qui ne sont plus de ce monde, Jean Gros jean et André d’Hôtel, ils ne ressemblent à personne, l’un va dans les terrains vagues et l’autre dans l’évangile de St Jean mais chacun en ramène des fleurs simples qui ont de grandes vertus curatives. Les poètes ce sont les vrais pharmaciens, ils fabriquent des remèdes qui peuvent réveiller un mort. La poésie est une douceur violente, une attention intraitable, un travail qui ne connaît aucune relâche et la chose la plus dure de ce monde contrairement à l’image que l’on peut avoir d’elle. La poésie ne supporte pas l’abstraction, la morale, l’idéologie ou le religieux au sens institutionnel. La vie ou Dieu, qui sont comme des jumeaux qui dorment dans le même lit, ne supportent pas la plus légère imprécision. La poésie c’est une minutie exigeante ; rien n’est plus concret que la beauté et la poésie…

F. : C’est de la broderie, et si un mot n’est pas à sa place…
C.B. : Tout s’écroule…

F. : Dans «  La Dame Blanche », votre dernier roman, vous parlez de « La lumineuse douleur de vivre », et cela exprime bien vos propos et le sens de votre travail. Notre condition humaine oscille sans cesse entre la douceur et la douleur, et c’est par la douleur que l’on exprime les plus belles lumières…
C.B. : Selon Pascal, tout l’art de la pensée et de la vie c’est de trouver la bonne distance. Il donne l’exemple d’un tableau : trop près ou trop loin on ne le voit pas, ou mal. Qu’elle est l’exacte mesure ? La réponse est à chaque fois différente, il n’y a pas de règle…

L’instant est unique et précieux. Christian Bobin évoque son sentiment sur l’art, avec cette attention, cette juste distance et cette subtilité poétique qui le caractérisent. Jamais l’expression « recueillir des propos » n’a résonné aussi fort et eu autant de sens. Le récit de sa « Dame Blanche », la poétesse Emily Dickinson, distille cette même magie, en incarnant un personnage atypique, libre, à la fois fragile, courageuse et talentueuse dans sa manière de vivre, créant son existence à la force d’une foi intérieure et son amour des autres. En racontant cette biographie fusionnelle et spirituelle, Christian Bobin nous parle aussi de lui, tant ils sont jumeaux dans leurs manières de vivre.

Article paru dans « Univers des Arts. »

 

 

 

 

 

 

 

 

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L’art de Sempé : un paradis pavé de «multiples intentions »

L’art de Sempé : un paradis pavé de «multiples intentions »

S’il existe une attitude «Olympienne», il faut maintenant ajouter à notre vocabulaire, celle de «Sempéienne». En effet, rencontrer J.J. Sempé, c’est approcher une certaine manière de vivre et de regarder le monde. Sans cesse en état d’éveil, il laisse transparaître, à son insu, une élégance mêlée à une timidité attachante. Il se dessine derrière son regard curieux, mobile, des éclats d’intelligence et de gentillesse vraie. Ses gestes précisent sa pensée et soulignent son sentiment d’être un passant un peu dépassé dans ce monde de bruits et de fureurs…

Une inquiétude persistante l’a maintenu éloigné des pièges de cette «satisfaction», redoutable ennemi des créateurs. Il doute; de lui, de sa technique, de sa capacité de réussir encore un dessin… Il semble parcourir sa vie en filigrane, à l’image du trait vibrant et sensible de ses dessins. Il suggère, frôle, respire, hume la réalité des choses et des gens, comme s’il s’excusait de ne pouvoir s’empêcher d’y voir la dérision et l’humour. Car avant tout, c’est ce penchant naturel qui le dépeint le mieux : cette capacité à saisir l’infime détail essentiel qui fait basculer toutes les situations, dans la tendresse des faiblesses si humaines. Son œuvre est une respiration, un souffle d’air pur nécessaire, plus encore, vital. Peut-on imaginer, en effet, nos vies, nos lectures, sans un dessin ou une pensée de Sempé ?… Ah, vous voyez!

Dans Paris où il aime se promener sans fin, on pense souvent à lui, on remarque ça et là des détails, des attitudes qui nous rappellent un de ses dessin ou une légende et la magie opère… C’est le propre des créateurs de nous faire mieux regarder les choses. Le regard vif de Sempé ravive le nôtre avec une délicatesse silencieuse et espiègle, sans heurt, sans colère, sans dureté, juste avec la distance nécessaire…
Un après-midi ensoleillé, j’ai rendez-vous avec ce poète, au jardin du Luxembourg, bien sûr… Il m’accueille d’un grand signe de la main…
Je commence aussitôt à le questionner, je sais qu’il risque de s’échapper a tout moment!

Françoise : Qu’elles sont vos préférences en Art ?
Sempé : J’aime découvrir les choses qui me plaisent au hasard, je me laisse guider par l’émotion. Je n’aime pas particulièrement les grandes manifestations. A mon arrivée à Paris, j’étais jeune, je suis tombé sur un Raoul Dufy et un Fernand Léger, je m’en souviens encore aujourd’hui. J’aime les petites galeries. Un jour, par la vitrine de l’une d’elles, j’ai vu un Marquet, des maisons et des toits de Paris, et cela a été une vraie surprise ! J’aime une grande
quantité de gens, aussi ai-je du mal à fixer ma préférence.

F. : Achetez-vous de temps en temps des œuvres d’art ?
S. : Les choses que j’adore en peinture sont tellement chères que même en travaillant trois vies, je ne pourrai pas me les offrir, en revanche, j’ai acheté beaucoup de dessins .

F. : Quels sont vos sentiments à propos de l’art dit contemporain ou avant-gardiste, comme les tendances du Palais de Tokyo, par exemple ?
S. : Je n’ai pas trop d’idées là-dessus, je suis un peu rétrograde. Je rêve qu’une petite galerie va découvrir un peintre, mais je ne sais plus si c’est encore possible ! Dès l’âge de 16 ans, je me considérais déjà complètement largué; je me sentais en décalage et cela n’a fait que se confirmer au fil du temps. J’avais une certaine lucidité quand j’étais jeune!

F. : Pensez-vous qu’il y a un goût en Art ?
S. : Il y à surtout une culture personnelle…je crois que l’on parle trop… c’est ce dont je me méfie beaucoup, car je me laisse facilement convaincre (et d’ailleurs j’en suis convaincu !) que je suis très en retard. Qu’on me le dise ne me dérange pas, mais je préfère découvrir les choses peu a peu, si tant est que j’en sois capable ! Si j’avais vu «les demoiselles d’Avignon», de ce brave Mr Picasso en son temps, rien ne peut me prouver jamais que j’aurais été ébloui, comme tout le monde est ébloui maintenant!

F. : Vous m’avez demandé un jour si je rêvais…
S. : C’est une maladie chez moi

F. : Une belle maladie !
S. : Je ne pense pas que cela soit une névrose, plutôt un penchant qui ne me facilite pas la vie en société!

F. : Cela facilite peut-être la vie en création ?…
S. : Peut-être…

F. : C’est votre talent de savoir vous évader, et de transmettre la poésie recueillie lors de cette évasion… Vous êtes «monté», à la capitale, de Bordeaux ?
S. : C’était mon rêve…

F. : Avez-vous été dans des écoles de dessin ?
S. : Non. En général, quand je dis la vérité on ne me croit pas. Très jeune j’ai cherché du travail dans n’importe quoi et n’en ai pas trouvé. Alors j’ai essayé quelque chose avec un crayon et un papier et je me suis obstiné. J’ai eu de la chance, ou de la malchance, ou de la chance de ne pas trouver de travail, et j’ai continué à dessiner par nécessité, pour payer ma chambre d’hôtel

F. : Comme quoi la nécessité peut créer une destinée !
S. : Cela serait prétentieux de dire que cela m’a réussi, en restant modeste, bien sûr ! Vous savez, quand on reste enfermé chez soi à dessiner on ne se rend pas compte que l’on est autre chose que cette personne derrière sa table à dessiner… En train d’essayer de faire quelque chose, avec beaucoup de difficultés, on n’en est pas conscient. Je viens de terminer un livre, et maintenant, je suis très angoissé, car je me dis qu’il faut que je continue, pire que ça: suis-je capable de continuer ce en quoi je suis très ordinaire…

F. : La remise en question fait avancer…
S. : Je ne sais pas trop ce que cela veut dire…J’ai des moments d’inconscience!

F. : Vous travaillez de mémoire, sans documents ?
S. : Oui. Même pour un sous-marin, un costume Louis XV…

F. : Vous attaquez un costume Louis XV de mémoire !
S. : Oui, mais je fais n’importe quoi!

F. : Vous aimez beaucoup les vélos !
S. : Je n’en fais plus depuis les fameux couloirs, j’ai trop peur, je ne peux plus me faufiler, ni m’échapper…

F. : Mais vous les observez toujours…
S. : Ah oui. J’ai demandé un jour à un grand physicien, prix Nobel, de m’expliquer comment on tient en équilibre sur un vélo, il a réfléchi et il m’a dit «c’est très compliqué» alors je lui ai dit «tu vois ! Si quand je te demande quelque chose de très simple, c’est très compliqué, comment veux-tu que je m’évertue à essayer de comprendre la fameuse théorie d’Einstein! Que je ne comprendrai jamais… Mais c’est une fascination pour moi l’équilibre…

F. : Et pourtant vos observations sont si justes, comme par exemple, cette jeune femme à vélo qui retient sa robe qui vole, avec sa main…
S. : Je ne l’ai pas vue en fait, enfin je l’ai vue sans la voir. Quand on dessine les choses, on se rend compte que l’on se met à les regarder…je me souviens de cette phrase d’un auteur qui était épinglée dans l’atelier de mon ami Savignac: «contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas l’oeil qui guide la main, mais la main qui guide l’œil». C’est la main qui va vous obliger à regarder les choses. Si vous regardez attentivement mes dessins, vous verrez que c’est bourré d’erreurs… notamment, j’ai fait un livre sur les musiciens et beaucoup d’amis musiciens m’ont fait remarquer que j’avais fait des fautes sur les instruments et particulièrement les anches des saxophones, que je faisais systématiquement à l’envers. Maintenant si je veux en refaire une, je regarde sur mes anciens dessins pour faire le contraire!

F. : Vous ne prenez jamais de croquis sur le vif ?
S. : Non, jamais. Le seul croquis que je n’ai jamais pris c’est pour un panneau d’interdiction de stationner. Je ne savais plus si la bande allait de haut en bas, partait de la gauche ou de la droite.

F. : Vous cherchez avant tout à retranscrire ce qui vous touche.
S. : Oui, c’est essentiellement émotionnel.

F. : Vous avez besoin de la tranquillité de votre appartement pour travailler ?
S. : Je suis d’un tempérament très actif, et pour dessiner il faut rester chez soi, ce qui est très désagréable.

F. : Le sentiment extérieur peut parfois primer sur l’état créatif…Votre manière d’opérer vous maintient en harmonie avec ce qui vous entoure…
S. : J’aimerais bien!

F. : Vous ne négligez pas les bons moments à vivre…
S. : Parfois je suis obligé de m’en priver pour travailler! Je me méfie beaucoup de moi, je sais que quand je sors, il m’est difficile de rentrer!

F. : Être artiste, c’est aussi se mettre en état de participer à tout ce qui se présente à soi…
S. : Toutes les théories s’affrontent, je ne sais pas vraiment, je ne me pose pas beaucoup la question…

F. : Pour rester en état créatif il faut rester ouvert à ce qui se passe dans la réalité ?
S. : Ouvert oui. Mais aussi fermé à beaucoup de choses.

F : Il faut donc une certaine discipline…
S : Je dirai une fuite. Car pour moi la discipline, philosophiquement parlant, est aussi une façon de fuir…

F. : Il faut tenter de rester en équilibre, c’est une manière de vivre,
S. : Chacun à sa manière, les musiciens agissent différemment, j’aurai préféré être musicien!

F. : Êtes-vous amateur de jazz?
S. : Pas seulement; de toutes sortes de musiques.

F. : Vous écoutez de la musique en dessinant ? 
S. : Pas toujours, j’en écoutais beaucoup, maintenant j’ai de plus en plus besoin de silence… Le calme est de plus en plus difficile à trouver…

F. : Vous préférez travailler dans le calme ?
S. : Si je suis honnête, je vous dirai que je ne sais pas. Un jour j’aime le silence, un autre j’ai besoin d’animation, un jour je vis en retrait et puis je décide qu’il faut que je me mélange à l’existence, je ne sais jamais très bien…

F. : C’est peut-être bien de ne pas savoir…
S. : Je ne sais pas si c’est bien de ne pas savoir mais je sais que je ne saurai jamais très bien!

F. : Dans un article, vous avez dit: «Je ne suis pas Michel-Ange, j’ai besoin d’encouragements !»
S. : Oui, mais peut-être que Michel-Ange en avait besoin aussi!

F. : J’ai trouvé cette affirmation très sage car à votre niveau de carrière vous pourriez avoir une certaine tranquillité d’esprit, ce qui n’est pas votre cas.
S. : Vous savez, tout peut s’arrêter très rapidement! Je crois qu’il faut avoir atteint un niveau…On va dire enviable de bêtise, pour
s’imaginer que l’on est quelqu’un ou quelque chose…

F. : Certaines personnes pourraient en prendre de la graine !
S. : Quand on est un humoriste, c’est difficile de se sentir arrivé quelque part. Certaines personnes manquent peut-être particulièrement d’humour.

F. : Quand on capte l’humour dans la vie, il faut aussi l’avoir par rapport à soi-même.
S. : Oui, ce qui n’arrange pas toujours les choses! Mais c’est préférable…

F. : Fréquentez-vous le monde des artistes ?
S. : Non. Je ne vois pas beaucoup de monde, chaque fois que j’ai une décision de cette sorte à prendre, la première idée qui me vient à l’esprit c’est: «Ecoute ! Il vaudrait mieux que tu travailles!». C’est comme cela pour tout ce qui me tente : une ballade, un match de foot; il m’arrive aussi de rester chez moi et de ne rien faire !

F. : Un fond de culpabilité ?
S. : Oui, sans doute, je le sais, mais je n’en suis pas conscient je travaille énormément, pour un résultat qui m’accable. Quand pour mon exposition, j’ai vu tous les dessins que cela représentait, je me suis dit : «tant de travail pour faire un livre !» Alors, je suis affolé car comment faire pour en réussir un autre ?

F. : L’avis de vos confrères est-il important ?
S. : Il n’y a plus beaucoup de dessinateurs humoristes, je regrette beaucoup cette époque, ils m’avaient accueilli si gentiment, je les aimais beaucoup. Les dessinateurs de presse se font rares aujourd’hui, c’est dommage. J’avais quelques copains américains mais ils meurent aussi, cela commence à m’agacer…

F. : Vous menez en parallèle une carrière outre-Atlantique. Vous avez fait de nombreux dessins pour le «New Yorker», journal estimable et estimé, dont de nombreuses couvertures…
(alors, brusquement arrive le moment redouté)…
S. : Vous n’allez pas m’en vouloir, mais j’ai un rendez-vous, je vous avais prévenue, on se revoit bientôt… (sourires, au revoir…)
Et me voilà témoin de ce qu’il vient de m’avouer. Il file! Je me retrouve un peu bête sur ma chaise du jardin du Luxembourg à voir des «petits Sempéiens» partout, frustrée de n’avoir pas pu savourer encore un peu cet échange où la profondeur d’esprit s’ajoute à une malice, douce, subtile… Pour compenser mon insatisfaction, je m’offre un thé à la buvette. Le serveur me demande «et avec votre thé, que prendrez-vous?» Et je m’entends répondre en souriant: «un nuage de Sempé s’il vous plaît!» Pour ce sourire, et pour votre talent, merci beaucoup… Merci monsieur…Vos «multiples intentions» nous vont droit au cœur.

Le livre: «Multiples intentions» de Sempé est paru aux éditions Denoël, (prix: 33,50 €).

Article paru dans “Univers des Arts”

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